Deep Adaptation — L’Adaptation radicale : un guide pour naviguer dans la tragédie climatique
Le présent article est basé sur ce document http://lifeworth.com/DeepAdaptation-fr.pdf
Pour le trouver en d’autres langues, voir : https://jembendell.com/2019/05/15/deep-adaptation-versions/
Il vient d’être adapté en livre, avec une nouvelle traduction, d’autres textes et une postface de Pablo Servigne : http://www.editionslesliensquiliberent.fr/livre-Adaptation_radicale-617-1-1-0-1.html
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Rapport de recherche IFLAS n°2 par Jem Bendell
27 Juillet 2018
Professor Jem Bendell BA (Hons) PhD (1)
(1) Traduction par Marc Boyer, avec l’aide de Sophie Leader et Julien Lecaille. Relu par Dorian Cavé et Rachel Tyrell (7 juin 2019)
Rapport de recherche
Les rapports de recherche (Occasional Papers) sont diffusés par l’IFLAS (Institute of Leadership and Sustainability) de l’université de Cumbria, Royaume-uni, afin de promouvoir les discussions entre chercheurs et professionnels autour des centres d’intérêt de notre équipe et de nos étudiants. Typiquement, un rapport de recherche est publié avant d’être soumis à un journal académique, afin de recevoir des commentaires en retour. Par exemple, le premier rapport de recherche, des professeurs Jem Bendell et Richard Little, fut finalement publié dans le Journal of Corporate Citizenship. Néanmoins, le présent article a été rejeté par les relecteurs du Sustainability Accounting, Management and Policy Journal, les examinateurs ayant demandé des changements majeurs que l’auteur a jugé impossibles ou inappropriés. Impossibles car la requête de « se baser sur un examen de la littérature sur le sujet » aurait nécessité qu’il existe des publications sur les implications des effondrements sociaux induits par des causes écologiques. Or, à examiner la littérature existante, on comprend que de telles études ne figurent pas parmi les recherches en gestion (management studies). Inappropriés, car la demande d’un examinateur de ne pas démoraliser les lecteurs avec l’annonce d’un « effondrement social inévitable et imminent » relève d’une forme de censure de la part des personnes travaillant dans le développement durable, une censure dont il est d’ailleurs fait mention dans cet article. La lettre de l’auteur adressée au rédacteur du journal en question, avec quelques retours à l’attention des examinateurs anonymes, figure en appendice de ce rapport de recherche.
Notes de traduction
Le titre initial « Deep Adaptation » sera traduit ici par « Adaptation radicale », mais que le lecteur garde en tête l’idée d’une adaptation de notre être radicale et en profondeur. Le texte initial utilise fréquemment « sustainability » qui est un adjectif dont les traductions « durabilité » ou « soutenabilité » sont peu utilisées en français, lequel préfère utiliser « développement durable ». La nuance est qu’on peut étudier la « durabilité » d’une politique publique, et conclure qu’elle n’est pas durable, alors que la notion de développement durable ne s’intéresse qu’aux activités proprement durables (c’est-à-dire, soutenables dans le temps).
Remerciements de la part de l’auteur
Afin d’écrire cet article, j’ai dû réserver du temps pour pouvoir me replonger dans la climatologie, et en analyser les implications de manière rigoureuse ; et ce, pour la première fois depuis la fin de mes études à l’université de Cambridge en 1994. Je ne l’aurais sûrement pas fait sans les encouragements des personnes suivantes, qui m’ont convaincu de traiter cette question en priorité : Chris Erskine, Dougald Hine, Jonathan Gosling, Camm Webb, et Katie Carr. Je remercie Dorian Cavé pour son aide dans ces recherches, et Zori Tomova pour m’avoir aidé à me concentrer sur la vérité qui m’est chère. Je remercie aussi le professeur Carol Adams, pour avoir trouvé deux examinateurs à cet article, ainsi que ces deux examinateurs anonymes qui m’ont fait parvenir des retours utiles, malgré des demandes de révisions tellement importantes qu’elles contrariaient les objectifs de cet article. Je remercie aussi Carol de m’avoir invité à endosser le rôle de rédacteur invité au SAMPJ par le passé. Une partie du financement de mes travaux sur l’adaptation radicale durant mon congé sabbatique a été fourni par Seedbed. Si vous éditez une publication revue par un comité de lecture, et disponible en accès libre, et si vous souhaitez que cet article y soit soumis, contactez l’auteur.
Résumé
L’objectif de cet article conceptuel est de fournir à chaque lecteur l’opportunité de reconsidérer son travail et sa vie au regard d’un effondrement social inévitable et imminent dû au changement climatique.
L’approche de cet article consiste à analyser les études récentes sur le changement climatique, et ses implications pour nos écosystèmes, nos économies et nos sociétés, qu’elle viennent de journaux académiques ou de publications émanant directement des instituts de recherche.
Cette synthèse mène à la conclusion que nous sommes face à un effondrement imminent de nos sociétés, qui aura des impacts préoccupants sur les vies des lecteurs. Cet article examine certaines des raisons pour lesquelles existe un déni de l’effondrement, en particulier chez les chercheurs et les professionnels du développement durable, menant à l’absence de ces arguments dans ces domaines jusqu’à présent.
Cet article offre un nouveau cadre général de ces implications pour la recherche, les organisations, le développement personnel, et les politiques publiques : le Programme d’adaptation radicale (Deep Adaptation Agenda). Les principes fondamentaux de résilience, de renoncement et de restauration qui le composent seront expliqués. Ce programme ne cherche pas à se baser sur les travaux existants dans le domaine de « l’adaptation climatique », car il prend pour point de départ l’hypothèse que l’effondrement social est désormais inévitable.
L’auteur considère que ceci est l’un des premiers articles dans le domaine de la gestion du développement durable (sustainability management) à conclure qu’un effondrement social dû au climat est désormais inévitable à court terme. Il invite ainsi le monde académique à en étudier les implications.
Aide au lecteur
Une liste de lectures, de podcasts, de vidéos et de liens pour nous aider à gérer notre réponse émotionnelle aux informations contenues dans cet article est disponible sur le site www.jembendell.com
Introduction
Les professionnels du sustainability management, des politiques publiques, et de la recherche — dont je fais partie — peuvent-ils continuer à travailler avec l’hypothèse, ou l’espoir, que nous puissions ralentir le réchauffement climatique, ou y répondre d’une manière suffisant à préserver notre civilisation ? Alors que des informations dérangeantes sur le changement climatique défilaient sur mon écran, cela devint une question que je ne pouvais pas ignorer plus longtemps, et voilà pourquoi j’ai décidé de prendre quelques mois pour analyser les résultats des recherches récentes en climatologie. Comme je commençais à conclure que nous ne pouvions plus travailler avec cette hypothèse, ou cet espoir, je me suis posé une seconde question. Les professionnels du développement durable ont-ils discuté de la possibilité qu’il soit trop tard pour éviter une catastrophe environnementale, et des implications que cela aurait pour leur travail ? Un examen rapide de la littérature sur le sujet me révéla que mes collègues n’ont pas publié de travaux explorant cette perspective, ou la prenant pour point de départ. Cela m’amena à un troisième questionnement, relatif aux causes pour lesquelles aucun de ces professionnels n’étudie cette question fondamentale, pour notre domaine d’étude comme pour nos vies personnelles. Pour explorer cette voie, je me suis basé sur des travaux en psychologie, mais aussi sur des conversations avec des collègues, des analyses de débats au sein d’experts en environnement sur les réseaux sociaux, ainsi que des réflexions sur mes propres réticences. Ayant conclu qu’il est nécessaire de promouvoir les discussions autour des implications d’un effondrement social déclenché par une catastrophe environnementale, je me suis posé une quatrième question : de quelles manières les gens parlent-ils d’effondrement sur les réseaux sociaux ? J’ai identifié un ensemble de cadres théoriques, et cela m’a amené à me demander ce qui pourrait constituer une carte de navigation utile à tout un chacun face à ce problème extrêmement difficile. Pour cela, je me suis appuyé sur de nombreuses lectures et expériences au cours des vingt-cinq dernières années dans le domaine de la durabilité afin d’esquisser un plan de que ce que j’ai appelé « l’adaptation radicale » au changement climatique.
Le résultat de ces cinq interrogations est un article qui ne contribue pas à un champ spécifique des études ou des pratiques du vaste domaine de la gestion et des politiques de la durabilité. Il s’agit plutôt d’interroger les fondements de tous les travaux dans ce domaine. Cet article ne cherche pas à ajouter quoi que ce soit aux recherches, pratiques et politiques publiques de l’adaptation climatique, car je perçois désormais ce dernier comme conditionné et délimité par l’opinion selon laquelle nous parviendrons à nous adapter aux impacts du changement climatique sur notre situation physique, économique, sociale, politique et psychologique. En lieu et place, cet article contribuera peut-être aux futures études de gestion de la durabilité autant par retrait que par ajout. Je veux dire par là que cela implique de votre part de prendre du recul, de vous demander « et si l’analyse présentée dans cet article était vraie ? », de vous permettre à vous-même de faire le deuil, et de surmonter nos peurs, de trouver du sens dans de nouvelles façons d’être et d’agir. Cela peut avoir lieu dans les domaines de la recherche, de la gestion, ou dans quelque autre champ vers lequel cette réalisation puisse vous mener.
En premier lieu, je vais brièvement expliquer pourquoi il y a si peu de recherches qui prennent pour objet ou point de départ les effondrements sociaux dus aux catastrophes environnementales, et prendre acte des travaux existants sur le sujet qui pourraient être considérés comme pertinents par de nombreux lecteurs. Dans un second temps, je vais résumer ce que je considère comme les plus importants résultats des recherches en climatologie des dernières années, et comment ils amènent de plus en plus de gens à considérer que nous allons faire face à des changements disruptifs à court terme. Dans un troisième temps, je vais expliquer comment cette perspective est marginalisée au sein du secteur de la protection de l’environnement — et ainsi vous inviter à dépasser les opinions dominantes. Dans un quatrième temps, je vais brosser un aperçu de la façon dont les utilisateurs de réseaux sociaux présentent notre situation comme pouvant déboucher sur un effondrement, une catastrophe, ou l’extinction de l’espèce humaine, et comment ces perspectives déclenchent en nous différentes émotions et idées. Dans un cinquième temps, j’esquisserai un programme d’adaptation radicale, pour guider les discussions sur ce que nous avons à faire une fois admis que le changement climatique est une tragédie qui se déroule en ce moment même. Finalement, je ferai quelques suggestions sur la manière dont ce programme pourrait influer nos futures recherches et enseignements dans le domaine de la durabilité.
En temps que chercheurs ou professionnels, nous avons l’opportunité et l’obligation de ne pas nous cantonner à faire ce qu’exigent de nous nos employeurs ou nos normes professionnelles, mais aussi de réfléchir à la pertinence de notre travail dans la société toute entière. Je suis conscient que certains considèrent qu’il est irresponsable de la part d’un universitaire de déclarer que nous sommes face à un effondrement social inévitable et imminent, à cause de l’impact que cela pourrait avoir sur les motivations et la santé mentale des gens qui liront ces déclarations. Mes recherches et mes discussions sur le sujet, que j’évoquerai en partie dans cet article, m’amènent à la conclusion exactement inverse. C’est un acte responsable que de diffuser cette analyse maintenant, et d’inviter tout un chacun — moi y compris — à aider son prochain comme nous en explorons les conséquences, qui ont aussi une portée psychologique et spirituelle.
Placer cette étude dans le monde universitaire
Lorsque l’on discute des perspectives négatives sur le changement climatique, et de leurs implications pour les sociétés humaines, la réponse consiste souvent à chercher à positionner cette information dans son contexte ; et il est souvent présumé que ce contexte peut être constitué en équilibrant l’information avec d’autres informations. Comme les informations sur notre sort climatique sont des plus négatives, cet équilibrage revient souvent à mettre en valeur les progrès dans le sens du développement durable. Ce processus de « mise en balance » est une habitude des esprits éduqués et critiques. Pourtant, cela n’a pas de sens si les informations positives n’ont aucun lien avec la situation décrite par les informations négatives. Par exemple, discuter des avancées sanitaires et des progrès de sécurité de la White Star Line avec le capitaine du Titanic pendant que celui-ci coule dans les eaux glacées de l’Atlantique nord serait une perte de temps évidente. Néanmoins, puisque cette mise en balance est souvent la façon dont les gens réagissent aux nouvelles sur l’ampleur et la vitesse de notre tragédie climatique, commençons par reconnaître qu’il y a de bonnes nouvelles dans le domaine du développement durable.
Indéniablement, des progrès ont été réalisés dans le domaine environnemental au cours des dernières décennies, qu’il s’agisse de la réduction de la pollution, de la préservation des habitats naturels, ou encore de la gestion des déchets. Des efforts importants ont été faits pour réduire les émission de carbone durant les vingt dernières années, par le biais des politiques d’action climatiques portant le nom officiel d’« atténuation » (mitigation). (Aaron- Morrison et. al. 2017) Des avancées ont eu lieu dans la gestion du carbone et du climat, de la prise de conscience des politiques, mais aussi des innovations techniques (Flannery, 2015). Ces progrès doivent être accélérés et intensifiés. Cela est facilité par les accords obtenus en décembre 2015 à la COP21, le sommet international sur le climat, ainsi que par des engagements significatifs de la Chine dans ce domaine. Il est essentiel de soutenir et d’amplifier ces efforts. De plus, de nombreuses actions sont menées sur l’adaptation aux changements climatiques, qu’il s’agisse d’équipements anti-inondations, de règlements d’urbanisme, ou encore de systèmes d’irrigation (Singh et al, 2016). Nous pouvons louer ces efforts, mais ils importent peu au moment de faire le diagnostic d’une situation de crise globale liée au changement climatique.
Plutôt que de se baser sur des théories de la durabilité existantes, ce papier ce concentre sur un phénomène. Et ce phénomène n’est pas le réchauffement climatique en tant que tel, mais l’état de ce changement en 2018, dont je vais montrer, à partir d’un nouvel examen de la littérature, qu’il annonce un effondrement social imminent. Il existe un fossé dans la littérature que cet article veut combler, une absence de discussion dans le champ du développement durable sur la fin de l’idée selon laquelle nous pourrions résoudre le problème du changement climatique, ou nous adapter à ce dernier. Dans le Sustainability Accounting, Management and Policy Journal (SAMPJ), auquel cet article fut initialement soumis, ils n’y a jamais eu la moindre discussion sur ce sujet, sauf dans un article que j’ai cosigné (Bendell, et al, 2017). Trois articles mentionnent l’adaptation climatique, en passant, et un seul se concentre sur le sujet, en considérant l’amélioration de l’irrigation des cultures (de Sousa Fragoso et al, 2018) (2).
Organisation and Environment est un journal majeur pour discuter des implications du climat sur les organisations, et vice versa, dans lequel ont été présentées, depuis les années 1980, des positions théoriques et philosophiques sur l’environnement, ainsi que sur leurs implications sur les organisations et les études de gestion. Cependant, ce journal n’a publié aucune recherche relative aux théories et effets d’un effondrement social lié à la catastrophe environnementale (3). Trois articles mentionnent l’adaptation climatique. Deux d’entre eux se placent dans un contexte d’adaptation, mais d’autres sujets sont leur cœur de leur étude : l’apprentissage social (social learning) (Orsato et al, 2018) et l’apprentissage en réseau (network learning) (Temby et al, 2016). Un seul article dans ce journal cible spécifiquement l’adaptation climatique et ses implications pour les organisations. Bien qu’il constitue un résumé utile des difficultés induites par cette adaptation dans le domaine du management, ce dernier n’explore pas les conséquences d’un effondrement social généralisé (Clément and Rivera, 2016).
En dehors du champ des études de gestion, le corpus de l’adaptation climatique est vaste (Lesnikowski, et al 2015). Par exemple, une recherche du terme « adaptation climatique » (climate adaptation) sur Google Scholar retourne plus de 40 000 réponses. Pour répondre aux questions que je me suis posé, je ne vais pas examiner toute cette littérature. On pourrait me demander « Pourquoi pas ? » Ce à quoi je répondrai que le domaine de l’adaptation climatique tout entier recherche des pistes pour préserver nos sociétés actuelles face à des perturbations climatiques absorbables (ibid). Le concept d’adaptation radicale en partage le constat que nous allons devoir nous résoudre à un changement, mais en diffère car il prend comme base de travail qu’un effondrement des sociétés est inévitable (comme je vais l’expliquer dans la suite).
(2) Une recherche exhaustive dans la base de données des textes du journal montre que les termes suivants n’ont jamais été utilisés dans un article : « effondrement environnemental » (environmental collapse), « effondrement économique » (economic collapse), « effondrement social » (social collapse), « effondrement des sociétés » (societal collapse), « catastrophe environnementale » (environmental catastrophe), et « extinction de la race humaine » (human extinction). Le terme « catastrophe » apparaît dans trois articles, deux portant sur des incendies d’usine au Bangladesh, et l’autre étant celui écrit par Bendell et al (2017).
(3) Une recherche exhaustive dans la base de donnée des textes du journal montre que les termes « effondrement environnemental » (environmental collapse), « effondrement social » (social collapse) et « effondrement des sociétés » (societal collapse) ont été utilisés chacun une fois dans trois articles différents. L’effondrement économique (economic collapse) a été mentionné dans trois articles. L’extinction de la race humaine (human extinction) est mentionné dans deux articles. Catastrophe environnementale (Environmental catastrophe) est mentionné dans douze articles. La lecture de ces articles montre qu’ils n’étudient pas l’effondrement.
Notre monde n’est pas linéaire
Cet article n’est pas le lieu pour un examen détaillé des derniers résultats de climatologie. Cependant, après avoir examiné la littérature scientifique des dernières années, et constaté qu’il était traversé de nombreuses incertitudes, je suis allé voir les derniers résultats des instituts de recherche. Dans cette partie, je vais résumer les conclusions qui permettent d’établir le postulat suivant : une catastrophe environnementale globale va avoir lieu de notre vivant, et nous devons désormais en étudier les implications.
La simple évidence d’une augmentation globale des températures est incontestable. Depuis 2001, nous avons connu dix-sept des dix-huit années les plus chaudes, sur les 136 dernières années depuis le début des relevés, et les températures ont globalement augmenté de 0,9°C depuis 1880 (NASA/GISS, 2018). Le réchauffement le plus impressionnant est celui de l’Arctique, où les températures en surface en 2016 ont été 2,0°C au dessus de la moyenne 1981–2010, surpassant les mesures précédentes de 2007, 2001 et 2015 de 0,8°C, soit une augmentation de 3,5°C depuis le début des mesures en 1900 (Aaron-Morrison et al, 2017).
Ces données sont faciles à rassembler et rarement remises en cause, et se retrouvent donc rapidement dans les publications académiques. Néanmoins, pour se faire une idée des implications de ce réchauffement sur l’environnement et les sociétés, on a besoin en temps réel de données sur la situation actuelle et sur les tendances qui en découlent. Le changement climatique et ses impacts ont été vraiment significatifs au cours des années passées, comme nous allons le voir. Ainsi, pour apprécier la situation, nous devons aller chercher les informations les plus récentes directement auprès des instituts de recherche, des chercheurs, et de leurs sites web. Cela ne veut pas dire qu’on doive se passer des articles de journaux académiques et des rapports lentement produits par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), mais juste ne pas s’appuyer uniquement sur ces sources. En effet, si cette institution a fait un travail utile, elle a montré une tendance à sous-estimer de manière très significative la vitesse du changement, qui avait été prédit de manière bien plus précise par des climatologues éminents dans les décennies passées. C’est pourquoi dans cette étude je vais me baser sur des sources plus variées, avec une attention particulière aux données obtenues depuis 2014. Ce choix vient du fait que, malheureusement, les données récoltées depuis lors vont dans le sens de changements non linéaires dans notre environnement. Les changements non linéaires sont fondamentaux pour comprendre le changement climatique, car ils suggèrent non seulement que les impacts seront plus rapides et plus sévères que les prédictions basées sur des projections linéaires, mais aussi que les changements ne seront plus liés aux taux d’émission de carbone liés à l’activité humaine. En d’autres mots, ils suggèrent que nous sommes face à un changement climatique « incontrôlable » (runaway climate change).
Le grand public a pris plus largement conscience du réchauffement de l’Arctique car ce dernier a commencé à déstabiliser les vents de haute altitude, en particulier les courants-jets polaires et le vortex polaire nord, ce qui a occasionné des déplacements massifs d’air chaud vers l’Arctique et d’air froid vers le sud du cercle polaire. Au tout début de 2018, on a enregistré au pôle Nord des températures 20°C supérieures à la moyenne de la même date (Watts, 2018). Le réchauffement arctique a entraîné une fonte des glaces dramatique, dont la couverture moyenne en septembre diminue de 13,2 % tous les dix ans depuis 1980 ; de ce fait, les deux tiers de la couverture glaciaire de l’Arctique ont déjà fondu (NSIDC/NASA, 2018). Cette donnée est rendue encore plus inquiétante par la diminution du volume de la glace océanique, qui est un indicateur de la résilience de la couverture glaciaire aux réchauffements et tempêtes à venir. Il a été au plus bas en 2017, dans la continuité d’une réduction continue (Kahn, 2017).
Sachant qu’une réduction de la surface de banquise entraîne une réduction du réfléchissement du rayonnement solaire, on prédit qu’un Arctique sans glace augmenterait le réchauffement climatique de manière considérable. Dans un article de 2014, des chercheurs ont calculé que ce changement était déjà responsable d’un réchauffement équivalent à 25 % de celui provoqué par les émissions de CO2 des 30 dernières années (Pistone et al, 2014). Cela signifie que si nous pouvions enlever 25 % des émissions de CO2 des 30 dernières années, la gain serait anéanti par la perte du pouvoir réfléchissant de la glace polaire. Un des plus éminents climatologues au monde, Peter Wadhams, pense que nous aurons un pôle Nord sans glace dans les prochaines années, et que cela augmentera de 50 % le réchauffement induit par le CO2 issu de l’activité humaine (Wadhams, 2016)4.
Cet effet suffit à lui seul à invalider tous les calculs du GIEC, et tous les objectifs et toutes les propositions de la Convention-cadre des nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC).
Entre 2002 et 2016, le Groenland a perdu environ 280 milliards de tonnes de glace par an, et les zones de basse altitudes et côtières ont perdu 4 mètres de glace sur une période de 14 ans (NASA, 2018). Conjugué à d’autres fontes de glaces continentales, et à la dilatation de l’eau, cela a mené à une hausse moyenne du niveau des mers de 3,2 mm par an, soit une augmentation totale de plus de 80 mm depuis 1993 (JPL/PO.DAAC, 2018). Mais travailler en moyenne annuelle, cela revient à faire des augmentations linéaires, ce qui a été l’hypothèse du GIEC et de nombreux autres pour faire leurs prédictions. Cependant, les données récentes montrent que la tendance est non-linéaire (Malmquist, 2018). Cela signifie que la hausse du niveau de la mer est liée à l’augmentation non linéaire de la fonte des glaces continentales.
Les observations des températures et du niveau des mers se révèlent être supérieures à ce qui avait été prédit dans les années passées. Cela est cohérent avec des changements non linéaires de notre environnement, qui vont déclencher des effets incontrôlables sur l’agriculture et l’habitat humain, avec des conséquences complexes sur nos sociétés, et nos systèmes économiques et politiques. Je reviendrai par la suite sur les implications de ces tendances après avoir présenté d’autres effets qui se produisent de nos jours.
Nous voyons déjà l’impact de ce réchauffement sur la fréquence et la violences des tempêtes, sécheresses et inondations, conséquences de la plus grande énergie présente dans l’atmosphère (Herring et al, 2018). Nous sommes aussi témoins d’impacts négatifs sur l’agriculture. Le changement climatique a réduit l’augmentation de la productivité agricole d’un à deux pourcent par décade sur le dernier siècle (Wiebe et al, 2015). L’Organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, plus connue sous l’acronyme anglais FAO (Food and Agriculture Organisation) chiffre à plusieurs milliards de dollars par an le coût des événements météorologiques liés au changement climatique, coût en augmentation exponentielle. Jusqu’à présent, l’impact est estimé comme un coût monétaire, mais ce sont les effets nutritionnels qui sont déterminants (FAO, 2018). Nous observons aussi l’impact sur les écosystèmes marins. Environ la moitié des récifs de corail à travers le monde sont morts dans les 30 dernières années, à cause de l’augmentation de la température des eaux et de l’acidification des océans causée par l’augmentation de leur concentration en CO2 (Phys.org, 2018). Entre 2006 et 2016, l’océan Atlantique a absorbé 50% de CO2 de plus qu’au cours des dix années précédentes, ce qui a accéléré significativement son acidification (Woosley et al, 2016). Cette étude est représentative de ce qui se passe dans tous les océans du monde, et l’acidification océanique qui en découle déstabilise toute la chaîne alimentaire marine, ce qui menace la capacité de reproduction de toutes les espèces de poisson à travers le globe (Britten et al, 2015). Pendant ce temps, le réchauffement des océans a déjà réduit la population de certaines espèces de poissons (Aaron-Morrison et al, 2017). Ajoutons à ces menaces sur l’alimentation humaine l’augmentation exponentielle du nombre de moustiques et des virus transmis par les tiques, à mesure que les températures leur deviennent plus favorables (ECJCR, 2018).
(4) Dans une précédente version de cet article, j’avais écrit (par erreur) que cela doublerait le taux du réchauffement.
Et pour l’avenir ?
Les effets que je viens de rappeler sont déjà là, et sans exagérer leur sévérité, leurs influences vont se faire de plus en plus sentir à mesure que le temps passe, que se soit sur nos écosystèmes, les terres agricoles, les océans, ou nos sociétés. Il est difficile de prédire leurs effets. Mais il serait dommageable de ne pas le faire. En effet, les impacts que nous constatons de nos jours correspondent aux pires des prédictions faites au début des années 1990, lorsque j’ai commencé mes études sur le changement climatique et ses modèles prédictifs à l’université de Cambridge. Les modèles actuels prédisent une augmentation du nombre et de la puissance des orages et tempêtes (Herring et al, 2018). Ils prédisent une baisse de la production agricole globale, ce qui compromettrait la production céréalière de masse dans l’hémisphère nord, et engendrerait des perturbations ponctuelles de la production de riz dans les tropiques. En particulier, les productions chinoises de riz, de blé et de maïs pourraient baisser respectivement de 36,25 %, 18,26 % et 45,10 % d’ici la fin du siècle (Zhang et al, 2016). Naresh Kumar et al. (2014), en se basant sur les prédictions de changement communément admises, prédisent eux une baisse de 6 % à 23 % de la production de blé en Inde d’ici 2050 et de 15 % à 25 % d’ici 2080. La disparition d’une partie des massifs coralliens et l’acidification des océans pourrait mener à une baisse de plus de la moitié de la productivité de la pêche (Rogers et al, 2017). La vitesse d’élévation du niveau de la mer pourrait devenir exponentielle (Malmquist, 2018), ce qui serait dramatique pour les milliards d’habitants des zones côtières (Neumann et al, 2015). Dans les études environnementales, les chercheurs décrivent désormais notre ère comme celle de la sixième extinction massive de l’histoire de la Terre, une extinction dont nous sommes la cause. Environ la moitié des espèces animales et végétales dans les zones les plus riches en biodiversité sont en voie d’extinction à cause du changement climatique (WWF, 2018). La Banque mondiale considère que les États doivent se préparer à des déplacements de populations intra-étatiques de centaines de millions d’individus, en plus des millions de réfugiés inter-étatiques.
Bien que vous, moi, et la plupart de nos contacts dans le domaine, ayons déjà entendu ce type de chiffres, il est utile de les rappeler simplement pour inviter à une acceptation posée de notre malheur. Cela a amené certains commentateurs à définir notre temps comme une nouvelle ère géologique, façonnée par l’homme — l’anthropocène (Hamilton, et al, 2015). Cela en a amené d’autres à conclure que nous devons désormais réfléchir à comment vivre dans un monde instable et non durable (post-Sustainability situation — Benson et Craig, 2014; Foster, 2015). Ce contexte mérite d’être rappelé, car il constitue l’étalon à l’aune duquel nous devons évaluer tous les efforts méritoires qui ont été entrepris au cours de la décennie passée, et qui ont été présentés ici et dans d’autres publications. Je vais maintenant essayer de résumer ce contexte global, car il servira de cadre à nos travaux à venir sur le développement durable.
Le consensus scientifique politiquement admissible est que nous devons contenir le réchauffement climatique à moins de deux degrés pour éviter un changement climatique dangereux et incontrôlable, qui entraînerait famines, épidémies, inondations, tempêtes, migrations et guerres. Ce chiffre résulte d’un accord entre gouvernements, lesquels étaient soumis à de nombreuses injonctions, sur le plan national comme international, de la part de groupes de pression, notamment industriels. Mais ce chiffre n’est pas une recommandation des scientifiques, étant donné que s’approcher des deux degrés de réchauffement détruirait de nombreux écosystèmes, et augmenterait significativement les risques environnementaux (Wadhams, 2018). Le GIEC avait conclu en 2013 que nous ne pourrions probablement pas contenir le réchauffement en-deçà de deux degrés si les émissions humaines cumulées dépassaient les 800 milliards de tonnes de carbone. Cela nous laissait environ 270 milliards de tonnes à brûler (Pidcock, 2013). Actuellement, les émissions totales sont de 11 milliard de tonnes de carbone par an (soit 37 milliards de tonnes de CO2). Ces calculs sont inquiétants, mais donnent l’impression que nous avons au moins une décennie pour changer. Mais cela prend du temps de changer de système économique, donc si nous ne sommes pas déjà sur la voie d’une réduction drastique de nos émissions, il est improbable que nous respections la limite. Avec une augmentation des émissions de carbone de 2 % en 2017, le découplage de l’activité économique par rapport aux émissions globales de CO2 n’occasionne pas encore de diminution nette de ces émissions (Canadell et al, 2017). Nous ne sommes donc pas sur une trajectoire de réduction des émissions qui permettrait d’éviter les deux degrés de réchauffement. Quoi qu’il en soit, de nombreux scientifiques étaient opposés au calcul d’un « budget carbone » par le GIEC, estimant que le CO2 déjà présent dans l’atmosphère produira une hausse de plus de 5°C, et qu’il n’y a donc pas de « budget », car ce dernier a déjà été dépassé (Wasdell, 2015).
Cette situation amène certains experts à demander plus de travaux sur la captation mécanique du carbone. Malheureusement, il faudrait amplifier la portée des technologies actuelles par un facteur de deux millions en deux ans, tout en alimentant l’ensemble par des énergies renouvelables et en réduisant massivement les émissions de carbone en parallèle, pour réduire la quantité de chaleur déjà présente dans le système (Wadhams, 2018). Les approches biologiques semblent bien plus prometteuses (Hawken and Wilkinson, 2017). Elles passent, entre autres, par la plantation d’arbres, la restauration de sols agricoles, et la culture d’algues marines. Elles auraient aussi des retombées bénéfiques en termes environnementaux et sociaux. Les études sur les prairies sous-marines (Greiner et al, 2013) et les algues (Flannery, 2015) montrent qu’elles pourraient immédiatement capturer des millions de tonnes de carbone, à condition de restaurer les premières et de cultiver les secondes. L’évaluation exacte de la quantité de carbone qui serait ainsi capturée est encore en cours, mais elle pourrait être très significative dans certains environnements (Howard et al, 2017). Les études autour de la gestion de la rotation intensive des pâturages (management-intensive rotational grazing — MIRG), aussi connu sous le terme de gestion holistique, ont montré comment les pâturages sains peuvent stocker le carbone. En 2014, une étude a mesuré le gain de stockage dans une exploitation convertie à ces pratiques, et il s’élève à 8 tonnes par hectare et par an (Machmuller et al, 2015). Or, 3,5 milliards d’hectares sont consacrés aux pâturages et cultures fourragères dans le monde. En en convertissant un dixième, et en reprenant le chiffre de 8 tonnes, nous pourrions capturer un quart des émissions actuelles. De plus, une agriculture sans labour pourrait capturer au moins deux tonnes de carbone par an et par hectare, ce qui serait une contribution elle aussi significative. Il est dès lors clair que la maîtrise de notre budget carbone doit s’intéresser autant à ces pratiques agricoles qu’à la réduction des émissions.
De toute évidence, il est nécessaire de mettre en place au plus tôt une politique massive de transformation de l’agriculture et de restauration des écosystèmes. Et défaire soixante ans d’évolution du monde agricole sera une entreprise gigantesque. Il faudra de plus que nos efforts de conservations des forêts et milieux humides réussissent enfin après des décennies d’échecs, en dehors des réserves naturelles de portée géographique limitée.
Mais même si nous commencions maintenant, la chaleur et l’instabilité déjà introduites dans le climat causeront de nombreux dommages aux écosystèmes, et ces approches réduiront difficilement le niveau de carbone global de notre atmosphère. Le fait que nous soyons déjà allés trop loin pour empêcher les dommages aux écosystèmes est illustré par le fait que même si nous arrivions à capturer à grande échelle le CO2 présent dans l’atmosphère, l’acidification des océans due à la dissolution du CO2 persistera pendant de nombreuses années, causant des dommages majeurs aux écosystèmes marins.
Même si l’homme n’a qu’une marge de manœuvre limitée en ce qui concerne la captation de CO2 par la biosphère, la nature nous aide néanmoins déjà. Un « verdissement » global de la planète a déjà limité l’augmentation de dioxyde de carbone de l’atmosphère depuis le début du siècle. Les plantes grandissent davantage, et plus vite, du fait des niveaux de CO2 plus importants dans l’air, et l’augmentation des températures a réduit le CO2 rejeté par la respiration des plantes. Quant à la proportion du CO2 qui reste dans l’atmosphère par rapport à celle qui est émise, elle est tombée de 50 % à 40 % dans la dernière décennie, grâce à ces deux effets. Néanmoins, ce processus n’a qu’un impact limité, car le taux de CO2 dans l’atmosphère continue d’augmenter, et a dépassé le seuil des 400 parties par millions (ppm) en 2015. Mais les changements observés, qu’il s’agisse des saisons, des températures extrêmes, des inondations, ou des sécheresses dont commencent à souffrir les écosystèmes, pourraient conduire à une réduction de cet effet de verdissement (Keenan et al, 2016).
Cette possibilité d’une réduction de la quantité de carbone dans notre atmosphère, absorbé par des processus biologiques, naturels ou assistés, est une lueur d’espoir dans notre sombre situation. Néanmoins, l’incertitude liée à leur impact doit être mise en balance avec l’incertitude liée à l’impact de l’augmentation des rejets de méthane dans l’atmosphère. Ce gaz absorbe bien plus de la chaleur du rayonnement solaire que le CO2, mais a été ignoré par la plupart des modèles climatiques au cours des dernières décennies. Les auteurs du rapport de 2016 sur le budget global de méthane (Global Methane Budget report) ont montré qu’au tout début de notre siècle, l’augmentation de la concentration de méthane n’était que de 0,5 ppb chaque année, alors qu’elle a été de 10 ppb en 2014 et 2015. Plusieurs sources ont été identifiées, des combustibles fossiles à l’agriculture, en passant par la fonte du permafrost (Saunois et al, 2016).
Étant donné le niveau de controverse sur le sujet dans la communauté scientifique, il pourrait même être discutable de ma part d’affirmer qu’il n’y a pas de consensus scientifique sur les sources de dégagement actuelles de méthane, ainsi que sur l’évaluation du risque et du timing de rejets massifs de méthane par le permafrost terrestre et sous-marin. Une tentative récente d’établir un consensus sur l’évaluation des émissions de méthane associées à la fonte du permafrost terrestre a conclu que ce rejet s’étalerait sur des siècles, voir des millénaires, et non sur la décennie actuelle (Schuur et al. 2015). Mais dans les trois ans qui suivirent, ce consensus a été brisé par une expérimentation très poussée, qui a montré que si le permafrost fondu restait gorgé d’eau, ce qui est très probable, il produirait des quantités de méthanes très significatives en quelques années seulement (Knoblauch et al, 2018). Le débat tourne désormais autour de la question de savoir si d’autres micro- organismes pourront se développer dans cet environnement, et consommer ce méthane, et cela assez vite pour réduire l’impact sur le climat.
Le débat est encore plus vif autour du clathrate de méthane, aussi connu sous le nom d’hydrate de méthane, présent sur les fonds marins arctiques. En 2010, une équipe de chercheurs a publié une étude qui montrait qu’un réchauffement de l’Arctique pourrait mener à des rejets rapides et massifs de méthane qui conduiraient à un réchauffement atmosphérique de 5 degrés en quelques années, ce qui serait une catastrophe pour la vie sur terre (Shakhova et al, 2010). Cette étude a déclenché un violent débat, générant des réponses souvent précipitées, ce qui est compréhensible étant donné ses conséquences bouleversantes (Ahmed, 2013). Depuis lors, ce qui est au cœur de ce débat scientifique (sur ce qui équivaudrait à la probable extinction de la race humaine), c’est l’évaluation du temps qu’il faudra au réchauffement océanique pour libérer l’hydrate de méthane présent sur les fond marins, et quelle proportion en sera consommée par les microbes aérobiques et anaérobiques avant qu’il n’atteigne la surface et ne s’échappe dans l’atmosphère. Dans une étude globale sur ce sujet controversé, des scientifiques ont conclu qu’il n’y a ni indice, ni preuve (no evidence) qui permette de prédire un dégagement soudain et catastrophique de méthane dans les années à venir (Ruppel and Kessler, 2017). Néanmoins, un de leur arguments clés était qu’il n’y avait aucune donnée montrant une augmentation de la présence de méthane dans l’atmosphère de la région arctique, manque en partie dû au fait que nous manquons de capteurs pour mesurer une telle information. La plupart des capteurs qui mesurent la proportion de méthane dans l’air sont terrestres. Est-ce que cela n’expliquerait pas pourquoi les concentrations de méthanes ne correspondent pas aux données relevées à travers le monde (Saunois et al, 2016)? Un moyen d’évaluer la quantité de méthane probablement issue des océans est de comparer les données issues des mesures au niveau du sol, qui sont majoritairement (mais pas totalement) terrestres, avec les relevés faits en haute atmosphère, qui fournissent une moyenne de l’ensemble des sources. Les données publiées par les chercheurs du site web Arctic News (2018) indiquent une concentration en méthane en latitude moyenne en mars 2018 d’environ 1865 ppb, soit une augmentation relative de 1,8 % (35 ppb) par rapport à 2017 à la même époque, alors que les mesures de surface ne montrent qu’une augmentation de 15 ppb sur la même période. Les deux mesures correspondent à une augmentation des concentrations atmosphériques non linéaire, potentiellement exponentielle, depuis 2007. Ce sont des données inquiétantes en soi, mais ce qui doit le plus nous alerter, c’est la différence entre les mesures terrestres et les mesures d’altitude. Elles sont cohérentes avec un surplus de méthane issu des océans, qui pourrait lui même venir des hydrates de méthane.
Il est important de regarder des près les dernières données sur le méthane compte tenu du risque majeur qui lui est associé. Ainsi, bien qu’une tentative récente ait été effectuée d’atteindre un consensus autour de l’hypothèse qu’un rejet massif de méthane issu de l’océan arctique soit peu probable, cette tentative est malheureusement peu concluante. Des chercheurs travaillant sur le plateau océanique à l’est de la Sibérie ont montré dans une étude que la couche de permafrost était si fine qu’elle pouvait libérer des hydrates (The Arctic, 2017). Si on combine cet article sur le permafrost sous-marin dans la partie arctique de l’est de la Sibérie, les températures arctiques récentes sans précédents, et les données d’une augmentation non linéaire des concentrations de méthanes dans l’atmosphère, tout cela donne l’impression que nous sommes en train de jouer à la roulette russe avec la race humaine dans sa totalité. Rien n’est certain. Mais cela donne à réfléchir : l’humanité s’est elle-même placée dans une situation telle qu’elle en est à évaluer la solidité des hypothèses concernant l’imminence de sa propre extinction.
L’apocalypse est incertaine
Ces informations sur les tendances climatiques, sur leurs impacts écologiques et sociétaux, sont véritablement choquantes. Cela pousse certains à demander des expérimentations de géo-ingénierie climatique, de la fertilisation des océans pour que la photosynthèse qui y a lieu absorbe plus de CO2, jusqu’à la dissémination de produits chimiques en haute atmosphère pour réfléchir les rayons du soleil. Cette dernière méthode est particulièrement imprévisible, car elle pourrait perturber les pluies saisonnières dont dépendent des milliards d’êtres humains ; il est donc peu probable qu’elle soit employée (Keller et al, 2014). Quant à la géo-ingénierie naturelle venant de l’augmentation en soufre des rejets volcaniques liée à un relèvement isostatique, venant d’une redistribution des masses sur la croûte terrestre, elle n’aurait certainement pas d’effet significatif sur les températures terrestres avant des dizaines voire des centaines d’années.
Dire que nous ne connaissons pas l’avenir, c’est une lapalissade. Mais nous pouvons distinguer des tendances. Nous ne savons pas si l’ingéniosité humaine pourra nous aider assez pour quitter la trajectoire environnementale où nous nous trouvons. Malheureusement, les dernières années d’innovation, d’investissement, et de dépôts de brevets, nous ont montré que cette ingéniosité se focalisait de plus en plus vers le consumérisme et les manipulations financières. Nous pouvons prier pour qu’il reste du temps. Mais les faits auxquels nous sommes confrontés nous suggèrent que nous allons au- devant de changement climatiques brutaux et incontrôlables, qui engendreront famines, destructions, migrations, épidémies et guerres.
Nous ne savons pas exactement à quel point les effets des changements climatiques seront brutaux, ni quelles seront les populations les plus touchées, en particulier parce que les systèmes économiques et sociaux réagiront de manière complexe. Mais il est de plus en plus évident que les effets seront catastrophiques sur nos moyens de subsistance et les sociétés dans lesquelles nous vivons. Nos conditions de vie, ce que nous appelons notre « civilisation », pourraient aussi se dégrader. Quand nous nous représentons cette possibilité, elle peut sembler abstraite. Il peut nous sembler, du moins inconsciemment, que les termes que j’ai utilisé à la fin du précédent paragraphe décrivent des situations qui nous attristent, lorsque nous les regardons à la télévision ou en ligne. Mais quand je parle de famine, de destructions, de migrations, d’épidémies et de guerres, je veux dire que cela vous affectera, vous, en personne. Si la production électrique s’arrête, très vite vous n’aurez plus d’eau au robinet. Vous dépendrez de votre entourage pour vous nourrir et vous chauffer. Vous souffrirez de malnutrition. Vous ne saurez plus s’il faut partir ou rester. Et vous aurez peur d’être tué avant que de mourir de faim.
Cette présentation peut sembler excessive, voire théâtrale. Certains lecteurs jugeront peut- être qu’il ne s’agit plus là d’un travail scientifique — ce qui constituerait une remarque intéressante sur la pertinence même de l’écriture. J’ai choisi mes mots pour essayer de démonter l’impression que ce sujet est complètement théorique. En effet, comme nous étudions une situation dans laquelle l’éditeur de ce journal n’existera plus, dans laquelle il n’y aura plus d’électricité pour lire ses publications, et plus de communauté de chercheurs à informer, j’estime qu’il est temps de s’affranchir des conventions régissant le format d’un article de recherche. Cependant, il est des gens qui éprouvent une certaine fierté à maintenir les normes de la société actuelle, même au beau milieu de son effondrement. Même si certains d’entre nous peuvent croire à l’importance de maintenir nos normes sociales, en tant qu’indicateurs de valeurs partagées, d’autres se diront qu’au vu de la probabilité d’un effondrement, chercher à réformer le système actuel n’est plus un choix pragmatique. De l’étude de notre situation, je conclue que nous devons élargir le champ des travaux sur la durabilité, pour étudier comment les communautés, les pays et l’humanité tout entière peuvent s’adapter aux problèmes à venir. J’appelle cela un « Programme d’adaptation radicale » (Deep Adaptation Agenda), en contrepoint au peu d’envergure, et au manque de vision globale, qui caractérisent les travaux actuels autour de l’adaptation au changement climatique. J’ai constaté que beaucoup de gens rejettent les conclusions que je viens de livrer ici. Je vais donc, avant d’en discuter les implications, présenter quelques réactions psychologiques et émotionnelles aux informations que je viens de résumer.
Les systèmes de déni
Il est courant de se sentir agressé, dérangé ou attristé par les informations et les arguments que je viens de donner. Ces dernières années, nombreux sont ceux qui m’ont dit « il ne peut pas être trop tard pour arrêter le réchauffement climatique, car si c’était le cas, comment trouverions-nous la force de continuer à lutter pour améliorer la situation ? » De ce point de vue, une éventualité est niée parce que les gens veulent continuer à lutter. Qu’est-ce que cela nous apprend ? Que la « lutte » est basée sur une logique de maintien de sa propre identité, basée sur un ensemble de valeurs auxquelles nous adhérons. C’est compréhensible. Si on a toujours eu une bonne estime de soi, étayée par une volonté de travailler au bien commun, une information qui brise cette image est difficile à assimiler.
Ce processus de déni stratégique pour continuer à lutter et préserver l’image de soi est visible dans les débats sur Internet a propos des derniers articles scientifiques sur le climat. Il y a un cas particulièrement illustratif. En 2017, le New York Magazine a publié un article qui présentait les dernières données climatiques, associées à une analyse des implications qu’un réchauffement climatique rapide aurait sur les écosystèmes et sur l’humanité. Alors que les articles scientifiques sur le sujets présentent les données de manière plutôt aride, cet article cherchait à rendre de la manière la plus tangible possible les effets d’un tel réchauffement (Wallace-Wells, 2017). Les réactions de plusieurs écologistes ne se portèrent ni sur la justesse des descriptions, ni sur ce qui pouvait être fait pour réduire les effets les plus catastrophiques. Au lieu de cela, les discussions se sont focalisées autour de la question : « Faut il donner de telles informations au grand public ? » Le climatologue Michael Mann déconseilla de présenter « le problème comme insoluble, et d’entretenir un sentiment de fatalité et de désespoir » (Becker, 2017). Le journaliste écologiste Alex Steffen (2017) déclara, dans un tweet, que « balancer la terrible vérité … sur des lecteurs qui ne peuvent le supporter ne produit pas de réaction active, mais de la peur ». Dans un post sur son blog, Daniel Aldana Cohen (2017), professeur adjoint de sociologie travaillant sur les politiques climatiques, qualifia cet article de « pornographie du désastre climatique ». Ces réactions sont représentatives d’autres que j’ai personnellement reçues dans mon environnement professionnel. L’argument, c’est qu’il est irresponsable d’évoquer autant la possibilité que la forme d’un effondrement social lié au réchauffement climatique, car cela engendrerait du désespoir dans le grand public. J’ai toujours trouvé étrange de restreindre notre étude de la réalité, et de censurer nous-mêmes notre réflexion, au nom de la manière dont nos conclusions pourraient être reçues. Mais étant donné que cette tentative de censure a été très répandue parmi les écologistes en 2017, elle mérite une attention toute particulière.
Je vois quatre aspects à ces réactions, quand les gens prétendent qu’il ne faut pas communiquer au grand public la probabilité et la nature de la catastrophe qui nous arrive dessus. Le premier, c’est qu’il est commun pour tout un chacun de réagir à des données en fonction de la perspective que nous souhaitons maintenir, pour nous-mêmes et les autres, plutôt qu’en fonction de ce que suggèrent les données. C’est le reflet d’une approche de la réalité et de la société qui serait tolérable en des temps d’abondance, mais qui s’avère contre-productive lorsque nous faisons face à un risque majeur. Le second concerne l’impact sur la psyché humaine des mauvaises nouvelles et des scénarios extrêmes. Parfois, nous oublions que les discussions sur l’impact de telles nouvelles peuvent s’appuyer sur les travaux en psychologie et en théorie de la communication. Il y a même des revues entières dédiées à la psychologie environnementale. La psychologie sociale tend à montrer qu’à se focaliser sur les impacts présents, on perçoit le changement climatique comme bien plus proche, et que cela augmente l’implication publique dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre (McDonald et al, 2015). Mais cette tendance n’est pas si nette, et ce type de travaux mériteraient d’être approfondis. Quand des scientifiques ou des militants sérieux prononcent des déclarations sur l’impact de telles communications, sans pourtant faire référence à de quelconques études ou théories, cela suggère qu’ils ne sont pas vraiment intéressés par les impacts de ces informations sur le grand public, mais qu’ils soutiennent des arguments qui confortent leur point de vue. Un troisième aspect de ce débat sur la publication d’informations sur un effondrement probable de nos sociétés, c’est que parfois certains se considèrent comme des experts en écologie, et entretiennent une relation paternaliste avec les autres, qu’ils considèrent comme « le public ». Cela a à voir avec une attitude très répandue actuellement chez les écologistes, une attitude technocratique, en opposition avec le populisme et la politique. Dans cette perspective, les enjeux se réduisent à encourager les gens à faire encore plus d’efforts pour être encore plus gentils et meilleurs, au lieu de les inviter à se rassembler pour ébranler ou même renverser un système qui exige que nous contribuions à la dégradation de l’environnement.
Le quatrième aspect, c’est qu’il est tout à fait compréhensible que l’on redoute l’absence de tout espoir, et les émotions associées de désarroi et de désespoir ; mais certains vont jusqu’à considérer que ces ressentis sont toujours négatifs, et qu’il faut toujours les éviter, quelque soit la situation. Alex Steffen avertissait que « le désespoir n’est jamais d’aucune aide » (2017). Pourtant, les anciennes traditions de sagesse faisaient une large place à la désespérance et au désespoir. Les réflexions actuelles sur la façon dont les personnes confrontées au désespoir grandissent sur un plan émotionnel comme spirituel vont dans le sens de ces idées anciennes. Il est documenté, et bien des gens en ont fait l’expérience, que le handicap, la perte d’un être cher ou d’un mode de vie, ou encore l’annonce d’un diagnostic de maladie terminale, peut déclencher un changement de point de vue sur soi- même et le monde, au cours duquel le désespoir est une étape nécessaire du processus (Matousek, 2008). Dans un tel contexte, chercher à « garder espoir » n’est pas forcément une bonne chose, car cela dépend de ce que l’on espère. Dans le débat qui faisait rage autour de cet article du New York Magazine, plusieurs commentateurs ont délibéré sur ce thème. Ainsi, selon Tommy Lynch (2017), « en abandonnant l’espoir que notre mode de vie persiste, nous ouvrons l’espace pour un autre espoir. ».
Il faut creuser plus avant cette question de l’utilité et de la validité de l’espoir. Jonathan Gosling, un théoricien du leadership, a posé la question en ces termes : dans le contexte du changement climatique, n’avons nous pas besoin d’une notion d’ « espoir radical », et d’une plus grande conscience de « ce qui est en train de s’écrouler » Gosling, 2016) ? Il nous invite à examiner ce que nous pouvons apprendre des cultures qui ont dû faire face à des catastrophes. En étudiant la manière dont les amérindiens ont affronter leur déportation dans des réserves, Lear (2008) a examiné ce qu’il appelle « l’angle mort » de toute culture : l’incapacité à envisager sa propre destruction, et sa possible extinction. Il a étudié le rôle de types d’espoir qui ne sont ni dans le déni, ni dans un optimisme aveugle. « Cet espoir est radical en cela qu’il est en rapport avec une bonté future qui transcende la capacité de se le représenter » (it is directed toward a future goodness that transcends the current ability to understand what it is) (ibid). Il explique comment certains chefs amérindiens développèrent ce qu’il appelle une « excellence imaginative » (imaginative excellence) en cherchant à imaginer quelles seraient les valeurs éthiques nécessaires dans leur nouveaux modes de vie, dans les réserves. Il suggère qu’au delà de l’alternative entre rester libre ou mourir pour défendre sa culture, il existe une autre piste, non moins exigeante : la voie de « l’adaptation créative ». Cette forme de construction de nouvelles formes d’espoir peut être très pertinente pour nos sociétés occidentales, confrontées au bouleversement climatique (Gosling et Case, 2013).
De telles discussions sont rares dans le domaine des recherches sur l’environnement ou la gestion. C’est pour briser cette semi-censure qui paralyse notre communauté de recherche sur la durabilité que j’ai écrit cet article. Des études plus spécifiques existent sur le thème du déni. A partir des travaux du sociologue Stanley Cohen, Foster (2015) a mis à jour deux subtiles formes de dénis : le déni interprétatif (interpretative denial), et le déni implicatif (implicative denial). Si nous acceptons certains faits, mais que nous les interprétons dans un sens qui les rend plus « sûrs », et qui dérange moins notre psyché, il s’agit de déni interprétatif. Si nous reconnaissons les conséquences dérangeantes de ces faits, mais que nous nous investissons dans des tâches qui ne prennent pas en compte toute la gravité de la situation, il s’agit de déni implicatif. Pour Foster, le mouvement écologiste est en plein déni implicatif : investissement dans des initiatives « ville en transition », signatures de pétitions en ligne, refus de prendre l’avion — autant d’activités qui permettent aux gens de « faire quelque chose » sans se confronter sérieusement à la réalité du changement climatique.
Il y a trois principaux facteurs qui peuvent encourager les professionnels de l’environnement à nier un effondrement imminent de nos sociétés. Le premier tient au fonctionnement de la communauté scientifique. James Hansen, un éminent climatologue, a toujours été présenté des analyses et des prédictions bien en avance sur le consensus prudent en vigueur. A partir du cas particulier de l’élévation du niveau des mers, il a mis en lumière les processus qui créent une « réticence scientifique » à arriver à des résultats (puis à les rendre publics) qui dérangeraient leurs employeurs, leurs financeurs, les gouvernements et le grand public (Hansen, 2007). Une étude plus poussée de ces problèmes à l’œuvre dans les institutions a montré que les climatologues sous-estimaient régulièrement leurs résultats, en se positionnant « du côté le moins dramatique » (Brysse et al, 2013). Si l’on ajoute à cela les normes de l’analyse et des rapports scientifiques, qui encouragent la prudence et s’opposent à la grandiloquence, le temps passé entre le montage d’un projet, sa réalisation, sa rédaction, sa relecture par les pairs et sa publication dans des revues scientifiques, il est clair que l’information disponible pour les professionnels de l’environnement sur l’état du climat est bien moins inquiétante que ce qu’elle pourrait être. Pour cet article, j’ai du combiner des informations publiées après un processus de relecture, avec des données récentes venant directement des chercheurs et de leurs institutions pour obtenir les indices qui suggèrent que le changement climatique, ainsi que ses effets, sont de nature non linéaire.
Le second ensemble de facteurs qui crée du déni pourrait être d’ordre personnel. George Marshall (2014) a établi un résumé des facteurs psychologiques qui créent du déni climatique, et qui incluent les dénis interprétatifs et implicatifs de ceux qui ont les informations mais n’en ont pas fait leur priorité. En particulier, nous sommes des êtres sociaux, et notre culture influence notre évaluation de ce que nous devons faire avec de telles informations. Ainsi, les gens renoncent souvent à évoquer certaines pensées quand elles vont à l’encontre des normes sociales ou de leur identité sociale. En particulier dans des cas d’impuissance partagée, il peut paraître plus sûr de se taire et de ne rien faire qui aille contre le statu quo. Marshall explique ainsi que nous avons tellement peur de la mort que nous ne nous focalisons jamais pleinement sur des informations qui nous y ramènent.
D’après Ernest Becker (1973), anthropologue, « La peur de la mort est au centre de toutes les croyances humaines ». Comme l’explique Marshall, « Le déni de la mort est un “mensonge vital” qui nous fait investir nos effort dans la culture, dans nos groupes sociaux, afin d’obtenir un sentiment de permanence et de survie au-delà de notre propre mort. Ainsi, [d’après Becker,] quand notre propre mort se rappelle à nous — ce qu’il appelle des saillances de mort — nous réagissons en défendant nos valeurs et notre culture. » Cet aspect a été récemment repris par Jeff Greenberg, Sheldon Solomon, et Tom Pyszczynski (2015) dans un cadre plus général qu’ils ont appelé « théorie de gestion de la terreur » (terror management theory). Bien que Marshall ne considère pas cela directement, ces processus s’appliqueraient plutôt à un « déni de l’effondrement » qu’à un déni climatique, puisqu’il ne s’agit pas juste de notre propre mort mais de la disparition de toutes nos réalisations, et de toute forme de postérité.
Ces processus personnels sont encore plus prégnants chez les experts du développement durable, qui se conforment généralement plus que le grand public aux normes sociales établies. Les recherches ont montré que les gens disposant d’un plus haut niveau d’éducation sont plus attachés au système social et économique existant que ceux d’un niveau d’éducation plus faible (Schmidt, 2000). En effet, les personnes qui ont investi du temps et de l’argent pour monter dans la hiérarchie sociale d’un système donné sont plus enclins à chercher à le réformer qu’à le renverser. C’est encore plus vrai lorsque nous faisons dépendre nos moyens de subsistance, notre identité et notre estime personnelle de la perspective qu’un développement vraiment durable est réalisable, et que nous sommes partie prenante de ce progrès.
Le troisième facteur de production de déni est institutionnel. J’ai travaillé pendant plus de 20 ans, comme salarié ou comme partenaire, pour ou avec des organisations (du secteur privé, des ONG ou des agences gouvernementales) promouvant un développement durable. Aucune de ces institutions n’a structurellement intérêt à parler clairement de la probabilité ou du caractère inéluctable d’un effondrement social, que se soit auprès de ses donateurs, de ses clients ou de ses électeurs. Il y a un marché de niche qui bénéficie d’un discours d’effondrement : les quelques sociétés qui vendent des produits recherchés par ceux qui cherchent à se préparer à l’effondrement. Ce domaine pourrait s’élargir à l’avenir, suivant plusieurs niveaux de préparation que je vais détailler plus tard. Mais de par leur culture interne, les groupes de défense de l’environnement cherchent toujours à paraître efficaces, alors même que des décennies de campagnes et d’investissement n’ont pas, pour l’essentiel, eu un impact bénéfique sur le climat, les écosystèmes ou de nombreuses espèces spécifiques.
Prenons pour illustrer ce processus organisationnel de déni implicatif la plus grande ONG environnementale, le WWF. J’ai travaillé pour eux, en 1995, lorsqu’ils luttaient pour que tous le bois importé au Royaume-uni provienne d’exploitations de forêts renouvelables. Puis en 2000, cela s’est transformé en forêts « bien gérées ». Les objectifs ont été petit à petit oubliés, au fur et à mesure que s’est imposé un langage potensiphonique (5), qui cherchait à résoudre le problème de la déforestation par le biais de partenariats innovants. Si les employés des plus grands mouvements écologistes étaient payés en fonction de leurs performances, à l’heure qu’il est, ils devraient rendre de l’argent à leur adhérents et donateurs. Et si certains lecteurs trouvent ce type de commentaire grossier et inadéquat, cela illustre bien à quel point au sein d’une communauté professionnelle, l’accent placé sur le respect des convenances, sur l’appréciation de ses collègues, et sur le sentiment d’appartenance peut censurer de manière mémorable ceux qui cherchent à parler de vérités désagréables (comme ce journaliste du New York Magazine).
Ces facteurs personnels et institutionnels expliquent pourquoi les professionnels de l’écologie peuvent être parmi les plus lents à comprendre les implications des dernières informations climatiques. Dans une étude de 2017 réalisée auprès de plus de 8000 personnes dans 8 pays différents (Australie, Brésil, Chine, Allemagne, Inde, Afrique du Sud, Royaume-uni et États-unis ), on a demandé aux participants d’évaluer leur sentiment de sécurité face aux risques globaux, par rapport à la situation en 2015. Plus de 61 % se déclaraient moins en sécurité, alors que seulement 18 % s’estimaient plus en sécurité. Par ailleurs, 48 % des personnes interrogées considéraient que le changement climatique était un risque global catastrophique, et 36 % supplémentaires étaient plutôt d’accord avec cette affirmation. Seules 14 % des personnes interrogées n’étaient pas d’accord avec l’idée que le changement climatique était un risque global catastrophique (Hill, 2017). Cette appréhension du changement climatique peut aider à comprendre des données plus globales sur la façon dont les gens envisagent la technologie, le progrès, leur société et les perspectives d’avenir de leurs enfants. Une étude mondiale a montré qu’en 2017, seulement 13 % des gens pensaient que le monde allait mieux, ce qui est un renversement de tendance radical en dix ans (Ipsos MORI, 2017). Aux USA, les sondages montrent que s’estompe la croyance en une technologie bienfaitrice (Asay, 2013). Cette information reflète peut-être une remise en question plus large de l’idée suivant laquelle le progrès serait toujours possible et souhaitable. Un tel changement de perspective est visible dans les sondages d’opinion qui montrent que la proportion de gens qui pensent que leurs enfants auront une vie meilleure que la leur est en baisse depuis 10 ans (Stokes, 2017). Un autre indicateur de la confiance des gens dans leurs futur est celle qu’ils ont vis-à-vis des fondements même de leurs sociétés. Les études ont, de manière répétée, montré que les gens perdent toute confiance en les démocraties électorales et en leurs systèmes économiques (Bendell and Lopatin, 2017). Cette remise en question conjointe du mode de vie dominant et du progrès se reflète aussi dans un abandon progressif des valeurs laïques et rationnelles au profit de valeurs plus traditionnelles, que l’on constate dans le monde entier depuis 2010 (World Values Survey, 2016). Comment les enfants appréhendent-ils leur futur ? Je n’ai trouvé aucune étude d’ampleur sur la façon dont les enfants voient le futur, mais lorsqu’un journaliste a demandé à des enfants de 6 à 12 ans de peindre leur vision du monde dans 50 ans, il en est ressorti principalement des images apocalyptiques (Banos Ruiz, 2017). Cette expérience suggère que l’idée suivant laquelle nous, les « experts » devrions faire attention à ce que nous disons au « grand public », qui ne serait « pas prêt », cette idée pourrait n’être qu’une illusion narcissique à laquelle il faut au plus vite remédier.
Il est compréhensible qu’il soit émotionnellement difficile de réaliser que la tragédie arrive, et que sur de nombreux aspects, elle est déjà là. Mais nous devons dépasser ces difficultés afin d’explorer quelles pourraient en être les implications sur nos professions, nos vies et nos communautés.
(5) C’est-à-dire un langage qui insiste sur le pouvoir et la suprématie.
Après le déni, quelques repères
À mesure que croît le sentiment du désastre dans les mouvements écologistes, certains militent pour qu’on arrête de se focaliser sur la « réduction du carbone », qui nous empêcherait d’avoir une vue globale sur la tragédie à laquelle nous faisons face et sur la manière d’y réagir (Eisenstein, 2018). Je partage ce point de vue suivant lequel le changement climatique ne serait pas qu’un problème de pollution, mais plus globalement un indicateur du divorce entre d’un côté, notre habitat naturel et de l’autre côté nos mentalités et nos cultures. Néanmoins, cela ne signifie pas que nous devions modifier nos priorités, et réduire notre effort sur le climat en faveur d’un programme environnemental plus global.
Si nous nous autorisons à accepter l’idée qu’une forme d’effondrement économique et social induit par le climat est désormais probable, alors nous pouvons commencer à réfléchir à la nature et au degré de probabilité d’un tel effondrement. Dès lors, nous découvrons de nombreux points de vue. Certains font l’hypothèse d’un futur où l’effondrement de ce système économique et social n’implique pas nécessairement un effondrement complet de nos lois, notre ordre social, notre identité et nos valeurs. Certains voient un tel effondrement comme une opportunité permettant à l’humanité de s’engager sur un chemin post- consumériste, où nous serions plus conscients des relations entre la nature et les êtres humains (Eisenstein, 2013). Certains aventurent même que cette reconnexion avec la nature fera germer des solutions à nos malheurs, encore inimaginables à ce jour. Cela s’accompagne parfois d’une croyance en des pratiques spirituelles dont le pouvoir plierait le monde matériel à la volonté humaine. Penser qu’une reconnexion naturelle ou spirituelle pourrait nous sauver de la catastrophe est plutôt une réponse psychologique que l’on peut interpréter comme une forme de déni.
Certains analystes insistent sur le caractère catastrophique et imprévisible de cet effondrement, qui empêche de planifier une quelconque transition vers de nouveaux modes de vie qui puissent être agréables, ou même acceptables, de manière collective ou à l’échelle individuelle. Certains vont encore plus loin, affirmant que les données indiquent un emballement du changement climatique, et qu’avec l’inévitable relâchement du méthane des fonds marins dans l’atmosphère, l’effondrement des sociétés qui en découlera conduira à plusieurs catastrophes au sein des 400 centrales nucléaires dans le monde, d’où s’ensuivra l’extinction complète de la race humaine (McPherson, 2016). La découverte par les géologues que la dernière extinction massive, lorsque 95 % des espèces disparurent, était due à un réchauffement rapide liée à un dégagement massif de méthane, renforce encore l’hypothèse d’une extinction imminente de la race humaine (Lee, 2014; Brand et al, 2016).
Les gens associent différents niveaux de probabilité à ces différents éléments : effondrement, catastrophe, extinction. Les uns et les autres parlent de scénarios possibles, probables ou inévitables. À partir des mes propres conversations avec des professionnels en durabilité, des climatologues, ou d’autres qui m’ont été rapportées, j’ai constaté que les gens choisissent un scénario et une probabilité, non pas en fonction de ce que suggèrent les données ou les analyses, mais en fonction de l’histoire avec laquelle ils ont choisi de vivre. Cela rejoint les conclusions de la psychologie selon laquelle aucun d’entre nous n’est une machine purement logique, mais que nous sommes des êtres qui tissent des histoires à partir de faits et d’explications (Marshall, 2014). Personne n’y échappe. Pour le moment, j’ai choisi d’interpréter les données dans le sens d’un effondrement inévitable, d’une catastrophe probable et d’une extinction possible. Il y a de plus en plus de gens qui considèrent que nous faisons face à une extinction inévitable de l’humanité, et qu’en discuter les implications sur nos vies n’a de sens que si on part de cette hypothèse. Par exemple, on trouve sur des groupes Facebook des milliers de gens qui pensent que l’extinction de l’humanité est proche. Dans ces groupes, j’ai été témoin de la façon dont ceux qui doutent que cette extinction soit inévitable ou proche se font traiter de lâches, et accusés de se bercer d’illusions.
Cela illustre peut-être la façon dont certains d’entre nous préfèrent croire en un futur certain plutôt qu’incertain, en particulier quand ce futur incertain est tellement différent du présent qu’il est difficile a appréhender. Penser la fin des temps, l’eschatologie, est une dimension majeure de l’expérience humaine, et le sentiment de perte de toutes nos réalisations possibles est pour beaucoup une expérience extrêmement puissante. De nombreux facteurs influencent l’état dans lequel on sort d’une telle expérience, et les réponses sont variées : gentillesse, créativité, transcendance, colère, dépression, nihilisme, apathie, etc. Ressentir l’extinction imminente de la race humaine déclenche une telle expérience spirituelle qu’on comprend pourquoi croire en l’inéluctable extinction pousse certaines personnes à se rassembler.
En travaillant avec mes étudiants, j’ai constaté que les inviter à considérer que l’effondrement est inévitable, la catastrophe probable et l’extinction possible ne les amène ni à l’apathie ni à la dépression. Au contraire, dans un environnement adapté, où pour commencer nous nous sommes délectés du sentiment de communauté, nous avons célébré nos ancêtres et nous avons apprécié la nature, avant d’étudier ces informations et les repères permettant de les appréhender, quelque chose de positif s’est produit. J’ai constaté une perte du sentiment d’adhésion au statu quo et une créativité nouvelle pour définir ce sur quoi ce concentrer. Malgré cela, un certain trouble apparaît, et persiste alors que l’on cherche à cheminer dans une société où de telles perspectives ne sont pas partagées. Il est précieux de pouvoir partager ces implications à mesure que l’on adapte sa vie et son travail.
La question du positionnement dans le temps et l’espace est un autre repère important. Où et quand l’effondrement ou la catastrophe vont-ils commencer ? Est-ce que cela va affecter mes moyens d’existence et ma société ? Est-ce que cela a déjà commencé ? Bien qu’il soit difficile de faire des prévisions, et impossible de prévoir cela avec certitude, on peut tout de même essayer. Les données actuelles sur l’augmentation des températures aux pôles, les impacts sur les fréquences des incidents climatiques nous suggèrent que nous sommes déjà au milieu de changements dramatiques qui vont avoir des effets négatifs et massifs sur l’agriculture dans les vingt prochaines années. Cela a déjà commencé. Ce sentiment d’incertitude à court terme sur notre capacité à nous nourrir, à nourrir nos familles, l’effet que cela aura sur la criminalité, sur les conflits, toute cela augmente encore d’un niveau ce trouble que j’ai déjà évoqué. Devez-vous tout plaquer et déménager vers un endroit propice à une vie en autonomie ? Devez-vous perdre du temps à finir de lire cet article ? Dois-je même finir de l’écrire ? Certains de ceux qui croient que l’extinction est inévitable pensent que personne ne lira cet article car la société s’écroulera dans les douze mois qui viennent, du fait de récoltes catastrophiques dans l’hémisphère nord. Ils voient déjà un effondrement social qui mènera à de multiples accidents de fusion dans les centrales nucléaires, conduisant à une extinction à court terme de la race humaine, certainement en moins de 5 ans. Ce message simple et dramatique fait du terme Inevitable Near Term Human Extinction (INTHE — extinction humaine inévitable à court terme) une expression régulièrement utilisée dans les discussions en ligne sur l’effondrement climatique.
Cela me rend triste d’écrire sur cette perspective. Alors que cela fait déjà quatre ans que je me suis autorisé à regarder en face la possibilité d’une extinction à court terme, au lieu de la balayer d’un revers de main, j’en reste encore bouche bée — soufflé, les larmes aux yeux.. J’ai constaté comment cette idée de l’INTHE me permet de me recentrer sur la vérité, l’amour, et la joie du moment présent. C’est formidable, mais en même temps, cela me détourne aussi de toute préparation du futur. Et malgré tout, je reviens toujours à la même conclusion : nous ne savons pas. Ignorer le futur parce qu’il est incertain pourrait se retourner contre nous. S’enfuir pour créer nos propres eco-communautés pourrait aussi se retourner contre nous. Mais aussi bien, continuer à travailler comme nous l’avons fait jusqu’à maintenant, c’est se braquer le canon d’un pistolet contre la tempe. De là, nous pouvons décider de réfléchir à la manière de changer nos modes de fonctionnement, sans avoir de réponse simple. Une fois dépassé le déni, dans cet état que je partage avec de plus en plus d’étudiants, et de collègues, j’ai compris qu’il nous serait utile d’avoir des repères théoriques, et une cartographie conceptuelle des moyens de faire face à ces questions. Je me suis donc efforcé de synthétiser les principaux points abordés par ceux qui parlent de changement face à un effondrement inévitable et une probable catastrophe. C’est ce que je présente maintenant en tant que « programme d’adaptation radicale ».
Le programme d’adaptation radicale
Cela fait des années que les ONG et politiques engagés dans la protection de l’environnement considèrent les discussions et initiatives autour de l’adaptation au changement climatiques comme une distraction inutile par rapport à l’enjeu de réduction des émissions de carbone. Cela a finalement changé en 2010, lorsque le GIEC s’est intéressé à la manière dont on pouvait aider les sociétés et les économies à s’adapter aux changement climatique, et que l’ONU a fondé le Réseau Global d’Adaptation (Global Adaptation Network) pour promouvoir les collaborations et le partage de connaissances. Cinq ans après, les accord de Paris ont donné naissance aux objectifs globaux d’adaptation (Global Goal on Adaptation — GGA) avec « l’objectif d’améliorer la capacité d’adaptation, renforcer la résilience et réduire la vulnérabilité au changement climatique, dans l’optique d’une contribution à un développement durable et d’une adaptation appropriée en réponse à l’élévation globale des températures » (citation issue de Singh, Harmeling and Rai, 2016). Les pays se sont engagés à créer des plans nationaux d’adaptation (National Adaptation Plans — NAPs) et d’en référer aux nations unies.
Depuis lors, les fonds pour l’adaptation climatique se sont développés, avec le soutien actif de toutes les institutions internationales de développement. En 2018, le Fonds international de développement agricole (FIDA), la Banque africaine de développement (BAfD), la Banque asiatique de développement (BAD), le Dispositif mondial de réduction des catastrophes et de relèvement (Global Facility for Disaster Reduction and Recovery — GFDRR) et la Banque mondiale ont ensemble mis en place des outils importants de financement de solutions de résilience à l’attention des gouvernements, typiquement des projets d’irrigation pour aider les petites exploitations agricoles à supporter les aléas climatiques ou l’amélioration des systèmes d’évacuation des eaux pour permettre aux aires urbaines de répondre à l’élévation du niveau des mers ou aux pluies diluviennes (Climate Action Programme, 2018). Mais ces initiatives sont en-deçà des engagements gouvernementaux, et l’on se tourne vers un financement de ce programme à base d’épargne privée (Bernhardt, 2018) tout en cherchant à stimuler la philanthropie (Williams, 2018).
En parallèle de ces efforts, de nombreuses activités sont menées dans le cadre de la « réduction du risque associé aux catastrophes » (Disaster Risk Reduction) qui a sa propre agence internationale — la Stratégie internationale des Nations Unies pour la réduction du risque associé aux catastrophes (United Nations International Strategy for Disaster Reduction — UNISDR). Leur travaux ont pour objectif la réduction des dommages causés par les catastrophes naturelles comme les tremblements de terre, les inondations, les sécheresses et les cyclones, en travaillant sur la réduction de la sensibilité à ces catastrophes ainsi que sur l’augmentation de la capacité à y répondre. Cet objectif implique un engagement fort auprès des autorités de planification urbaine et des gouvernements locaux. Dans le secteur commercial, ce programme de réduction du risque associé aux catastrophes se décline au travers du domaine de la gestion du risque et de la gestion de la continuité des affaires. Les entreprises cherchent les vulnérabilités dans leur chaîne de production de valeur et cherchent à les réduire, ou à réduire leur impact.
Étant donné les résultats des études de climatologie que nous venons de citer, certains pourraient penser que ces actions sont trop limitées et trop tardives. Cependant, si de telles actions réduisent temporairement certains dommages, cela aidera des gens, comme vous et moi. Dès lors, ne négligeons pas ces actions. Mais on peut néanmoins porter un regard critique sur les présupposés des gens et des organisations qui sous-tendent ses approches, et évoquer leur limites. Ces initiatives font typiquement la promotion de la « résilience » plus que de la durabilité (sustainability). Et dans le secteur environnemental, certaines définitions de la résilience sont étonnamment optimistes. Par exemple, le Stockholm Resilience Centre (2015) présente la résilience comme « la capacité d’un système, qu’il soit un individu, une forêt, une ville où une économie, à faire face au changement et à continuer à se développer. La résilience est la manière dont les êtres humains, et la nature, peuvent tirer parti des perturbations et des chocs, tels une crise financière ou le changement climatique, pour impulser du renouveau et des modes de pensée innovants. » La définition qu’ils donnent se base sur des concepts de biologie où l’on observe que les écosystèmes surmontent les difficultés et augmentent leur complexité (Brand et Jax, 2007).
Ici, nous devons faire attention à deux points. D’abord, cette adhésion optimiste au « développement » et au « progrès », présente dans certains discours sur la résilience, pourrait n’être d’aucune aide alors que nous entrons dans une période où le « progrès » matériel pourrait ne plus être possible, et y placer ses espoirs pourrait s’avérer contre- productif. Ensuite, à part quelques développements limités en termes de compétences personnelles, les initiatives que se placent sous cette bannière se portent presque toutes sur une adaptation physique, mécanique, au changement climatique, au lieu de considérer de manière plus globale la question d’une résilience psychologique. En psychologie, « la résilience est le processus d’adaptation adéquate face à l’adversité, le traumatisme, la tragédie, les menaces où les sources de stress importantes, comme les problèmes familiaux, relationnels, les graves problèmes de santé ou les difficultés professionnelles et financières. Cela signifie “rebondir” à l’issue d’expériences difficiles. » (American Psychology Association, 2018). Après des difficultés ou des pertes, une personne peut « rebondir » à travers une réinterprétation créative de son identité et de ses priorités. Ainsi, le concept de résilience en psychologie ne suppose pas que les gens reviennent à leur point de départ. Face à la réalité climatique, cette définition de la résilience est plus utile pour bâtir un programme d’adaptation plus radical.
Dans notre recherche d’une cartographie conceptuelle de cette « adaptation radicale », nous pouvons envisager la résilience d’une société humaine comme sa capacité à s’adapter aux changements de circonstances, afin de persister en conservant des normes et comportements conformes à ses valeurs. Puisque des experts prédisent qu’un effondrement social est inéluctable, la question devient : Quelles sont les normes morales et les comportements que nos sociétés humaines vont chercher à préserver comme elles tentent de survivre ? Cela nous montre bien que l’adaptation radicale dépasse le simple champ de la « résilience ». Cela nous mène à une seconde partie de ce programme, que j’ai appelé le « renoncement ». Cela implique, pour les individus et les communautés, l’abandon de certains avantages, comportements et croyances, car chercher à les maintenir ne ferait qu’empirer les choses. Quelques exemples de renoncement : le retrait des zones côtières ; la fermeture des installations industrielles vulnérables ; ou encore, l’abandon de certain types de consommations. La troisième partie peut être appelée « restauration ». Cela implique que les individus et les communautés retrouvent des attitudes, des manières de vivre et des modes d’organisation laissés de côté par nos civilisations gavées aux hydrocarbures. On peut donner en exemple : rendre des terrains à la nature, afin d’en augmenter les bénéfices écologiques et en réduire les besoins d’entretien ; revenir à une alimentation saisonnière ; redécouvrir des loisirs sans électronique ; et augmenter la solidarité comme la production des biens et des services à un niveau communautaire.
Mon objectif dans cet article n’est pas de dessiner de manière plus spécifique les implications d’un programme d’adaptation radicale. D’ailleurs, ce serait impossible, car toute tentative présupposerait que la situation permette des prévisions calculables en termes de gestion, alors que nous abordons une situation difficile, complexe, et hors de contrôle. J’espère plutôt que ce programme d’adaptation radicale, de résilience, de renoncement et de restauration pose des repères utiles pour les débats que suscitera le changement climatique dans nos communautés. La résilience, c’est nous demander « Comment pouvons-nous préserver ce à quoi nous tenons vraiment ?» Le renoncement, c’est nous demander « À quoi devons-nous renoncer pour ne pas faire empirer la situation ? » La restauration, c’est nous demander « Que pouvons-nous retrouver qui nous aiderait à faire face aux difficultés et tragédies à venir ?» En 2017, ce programme d’adaptation radicale a servi de socle au Festival des alternatives organisé par la Fondation environnementale de la ville de Peterborough. Une journée entière y fut dédiée au renoncement, et à faire un inventaire de ses implications. Ainsi, cela a permis des discussions plus ouvertes et créatives qu’une réflexion centrée sur la résilience. D’autres événements sont prévus à travers le Royaume-uni. Reste à savoir si ce sera utile pour la construction d’un programme politique plus global.
Comment ce « programme d’adaptation radicale » s’articule-t-il avec la notion plus générale de développement durable ? Il adopte un autre point de vue, considérant que malgré tous les efforts des institutions internationales en faveur d’un « développement durable », l’époque n’est plus au « développement durable » ni comme concept, ni comme but. C’est explicitement un cadre de réflexion « post-durabilité », qui s’insère dans l’approche de restauration (Restoration Approach) afin d’affronter les dilemmes sociaux et environnementaux, comme je l’ai évoqué par ailleurs (Bendell, et al 2017).
Les futurs de la recherche face à la tragédie climatique
Je ne plaisantais qu’en partie quand je m’interrogeais sur la valeur même d’écrire cet article. Si toutes les données et analyses s’avèrent trompeuses, et si cette société continue à fonctionner tranquillement pour les décennies à venir, cet article n’aura pas aidé ma carrière. Si l’effondrement prédit arrive dans la prochaine décennie, je n’aurai plus de carrière. C’est une situation « perdant-perdant » quoi qu’il arrive. Si je mentionne cela, c’est pour souligner à quel point il est difficile de savoir quelle direction adopter en tant que chercheur ou éducateur dans le domaine du développement durable (organisational sustainability) Pour les chercheurs qui lisent cet article, la plupart d’entre vous ont à faire face à une augmentation de la charge d’enseignement, avec un programme d’études préétabli à couvrir. Vous avez sans doute peu de temps et d’espace pour « réinventer » votre expertise et décider sur quoi vous concentrer pour le mieux. Pour ceux d’entre vous qui ont pour mandat de faire de la recherche, vous constaterez sans doute qu’il est difficile de trouver des partenaires et des sponsors dans le domaine de l’adaptation radicale. Le monde de la recherche doit à présent faire face à ces restrictions. Pourtant, l’enseignement supérieur n’a pas toujours fonctionné de cette façon. Ces transformations sont le résultat et l’expression d’une idéologie qui rend à présent l’humanité presque incapable de faire face à ce qui la menace dans son bien-être et dans son existence même. Pour ceux qui par exemple ont travaillé dans des écoles de commerce, c’est une idéologie que beaucoup d’entre nous aurons participé à promouvoir. Il est important de reconnaître notre complicité avant de considérer comment faire évoluer notre recherche face à la tragédie climatique.
Depuis les années 1970, la suprématie de l’économie néolibérale a restreint la capacité des pays occidentaux à répondre aux enjeux de l’environnement. Nous avons vu apparaître des approches hyper-individualistes, fondamentalistes du marché, graduelles, et atomistiques. Par « hyper-individualiste » j’entends : qui privilégie les actions individuelles des consommateurs, telles que changer une ampoule ou acheter du mobilier durable plutôt que de promouvoir une action politique en tant que citoyens engagés. Par « fondamentaliste du marché », j’entends : qui privilégie des mécanismes de marché complexes, coûteux, et en grande partie inutiles, tels que des systèmes de plafonnement et d’échange (cap-and-trade systems) de carbone, plutôt que d’explorer le potentiel d’une intervention gouvernementale. Par « graduel » j’entends : qui privilégie et encense les petites avancées, comme par exemple le fait qu’une compagnie publie un rapport sur le développement durable plutôt que des stratégies dont l’échelle et la portée, en termes de rapidité de changement, reflètent l’avancée de la science. Par « atomistique » j’entends : qui considère l’action sur le climat comme un problème isolé et dissocié de la gouvernance des marchés et des secteurs financiers et bancaires, plutôt que d’explorer quel système économique pourrait permettre ou assurer la durabilité.
Cette idéologie a désormais une telle influence sur la charge de travail et les priorités des chercheurs dans la plupart des universités que notre capacité à faire face à la tragédie climatique est limitée. En ce qui me concerne, j’ai décidé de prendre une année sabbatique non-rémunérée qui m’a permis entre autre d’écrire cet article. Nous n’avons plus le temps de jouer aux jeux qui font avancer nos carrières, tels que publier dans les journaux les plus réputés pour impressionner nos supérieurs ou améliorer notre curriculum vitae. Nous n’avons pas non plus besoin des spécialisations étroites que ces journaux en question exigent. Alors, oui, ce que je suggère c’est qu’afin d’évoluer et véritablement faire face à la tragédie climatique il nous faudra peut-être renoncer à nos postes et peut-être même à nos carrières. Cela étant, si l’on est capable d’aller jusque là, on peut tout autant entamer un nouveau dialogue avec nos employeurs et nos collègues avec une confiance renouvelée.
Pour ceux qui décident de rester dans le monde de la recherche, je recommande de remettre en question l’objet de vos recherches ainsi que le contenu de votre enseignement. Lorsque vous lirez le travail de vos collègues, je recommande que vous vous posiez la question suivante: « En quoi ces conclusions vont-elles nous aider à poursuivre dès que possible la résilience, le renoncement et la restauration face à l’effondrement social ? »
Vous trouverez peut-être que la plupart de vos lectures offrent peu de choses sur la question et que par conséquent vous ne pouvez plus vous y intéresser. En ce qui concerne vos propres recherches, je recommande la question suivante : « Si je ne croyais pas vraiment à l’intégration graduelle des problèmes du changement climatique dans les organisations et systèmes actuels, quel est le sujet que je voudrais réellement étudier? » Afin de répondre à cette question, je recommande de parler aux non-spécialistes autant qu’aux personnes de votre milieu afin de pouvoir parler plus librement et de considérer toutes les options disponibles.
Pour ma part, j’ai mis fin à mes travaux de recherche sur la durabilité des entreprises. Je me suis dirigé vers le « leadership » et la communication, et j’ai commencé à faire de la recherche dans ce domaine, tout en exerçant des activités d’enseignement et de conseil dans le milieu politique. Je me suis mis à travailler sur le développement de systèmes qui permettent la relocalisation des économies ainsi que l’aide au développement communautaire, en particulier les systèmes qui utilisent une monnaie locale. J’ai fait en sorte de diffuser mes expertises plus largement à travers une formation en ligne gratuite (le « Money and Society Mass Open Online Course »). Je me suis mis à lire et à parler davantage sur la tragédie climatique, et me suis demandé par conséquent ce que j’allais faire ou ce que je ne ferai plus. Ce processus de réflexion et de repositionnement est permanent, et je ne peux plus désormais travailler sur des sujets qui n’ont aucun rapport avec l’adaptation radicale.
En ce qui concerne l’avenir, je vois l’opportunité et le besoin d’un travail supplémentaire, à plusieurs niveaux. Les gens auront besoin de davantage de soutien pour accéder à l’information et aux réseaux nécessaires afin de transformer leurs moyens d’existence et modes de vie. Nous avons beaucoup à apprendre des communautés hors réseaux qui existent déjà, mais nous devons aller plus loin en nous posant des questions telles que : « Comment produire à petite échelle un médicament comme l’aspirine ? ». L’accès aux formations en ligne ou en personne ainsi que des réseaux de soutien pour apprendre l’autonomie alimentaire et énergétique doivent se multiplier. Les gouvernements locaux auront besoin d’aide similaire afin de développer dès que possible la capacité des communautés locales à collaborer et éviter la fracture lors d’un effondrement. Par exemple, on aura besoin de déployer des systèmes qui permettent une coopération productive entre voisins telle qu’une plate-forme d’échanges pour les produits et services soutenue par une monnaie locale. A un niveau international, on a besoin également de répondre de manière responsable aux répercussions de l’effondrement des sociétés (Harrington, 2016). Ces dernières seront nombreuses. Nous devrons notamment faire face aux difficultés liées au soutien et à l’accueil des réfugiés, ainsi qu’à la sécurisation des centrales nucléaires et d’autres sites industriels dangereux lors de l’effondrement.
A l’avenir, d’autres disciplines intellectuelles et traditions nous interpelleront peut-être. Comme vous pouvez vous en douter, l’extinction de l’humanité, l’eschatologie ou la fin du monde sont des sujets traités par diverses disciplines. La théologie est bien entendu l’une d’entre elles. Ces sujets apparaissent aussi dans la théorie littéraire, et ont donné lieu à des éléments éloquents de création dans la littérature et la psychologie dans les années 1980, en rapport avec la menace de la guerre nucléaire. Le domaine de la psychologie semble particulièrement pertinent pour aller de l’avant.
Choisir un sujet d’étude dans le futur ne sera pas chose facile. Ce choix sera façonné par les implications émotionnelles et psychologiques de cette nouvelle prise de conscience — à savoir, qu’un effondrement de la société est probable de notre vivant. J’ai exploré certaines de ces questions émotionnelles et la façon dont elles ont influencé mes choix de travail dans un essai de réflexion sur les implications spirituelles du désespoir climatique (Bendell, 2018). Je vous conseille de vous accorder du temps pour mener à bien une réflexion et une évolution similaires de votre côté, plutôt que de vous ruer sur un nouveau programme de recherche ou d’enseignement. Si vous êtes étudiant, je vous conseille d’envoyer cet article à vos professeurs, et de proposer une discussion en réponse à ces idées. Il est probable que ceux qui ne sont pas intégrés dans le système actuel seront les plus aptes à diriger ce mouvement.
Je pense que c’est une erreur — due peut-être à notre vanité — que de croire qu’un article scientifique sera lu par d’autres lecteurs que des universitaires et des étudiants. De ce fait, j’ai fait le choix de réserver à une autre publication mes recommandations s’adressant aux managers, décideurs politiques, et à tout un chacun.
Conclusions
Depuis le début des relevés météorologiques en 1850, 17 des 18 années les plus chaudes ont eu lieu depuis l’an 2000. Des démarches importantes ont été prises au cours des dix dernières années pour atténuer les effets du changement climatique et pour s’y adapter. Cependant, on peut désormais comparer ces démarches aux efforts de quelqu’un qui essaierait de gravir une pente durant un glissement de terrain. Sans ce glissement de terrain, nous pourrions atteindre notre objectif en effectuant des avancées rapides et importantes. Malheureusement, les données les plus récentes sur le climat, les émissions, et la diffusion de modes de vie intensifs en émissions de carbone montrent que ce glissement de terrain est déjà bien en cours. Étant donné qu’on ne peut identifier le point de non-retour avant qu’il n’aie lieu, il est important plus que jamais de travailler de façon ambitieuse pour réduire les émissions de carbone, et d’extraire le carbone de l’air par le biais de procédés naturels et technologiques. De nouvelles mesures pour faire face aux émissions de méthane sont essentielles.
Des effets perturbateurs dus au changement climatique sont à présent inévitables. La géo-ingénierie sera sans doute peu efficace, ou même contre-productive. Par conséquent, les principaux décideurs de la politique sur le climat s’accordent à dire qu’il faut à présent redoubler d’efforts dans le domaine de l’adaptation aux effets du changement climatique. Ces efforts doivent désormais s’étendre, et exigent une collaboration de toute personne impliquée dans le développement durable, qu’il s’agisse des chercheurs, des enseignants, ou des professionnels du secteur.
En analysant la façon dont nos approches pourraient évoluer, il nous faut comprendre quel type d’adaptation serait possible. Des recherches récentes suggèrent que le fonctionnement des sociétés humaines pourrait être fondamentalement perturbé d’ici les dix prochaines années à cause du stress climatique. Ces perturbations — dont des taux élevés de malnutrition, ou même famines, maladies, conflits civils et guerres — affecteront également les nations affluentes. Une approche réformiste du développement durable et de la durabilité des entreprises, adoptée depuis longtemps par beaucoup de professionnels, est à présent rendue invalide par cette situation (Bendell et al, 2107). Au lieu de cela, il est important de développer une nouvelle approche qui nous permette de réduire les dégâts et d’éviter de faire empirer la situation. Afin d’être soutenus dans cette démarche difficile, et en fin de compte personnelle, il pourrait s’avérer utile de comprendre le vrai sens de l’adaptation radicale.
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Appendice
Lettre au professeur Carol Adams, rédacteur du « Sustainability Accounting, Management and Policy Journal », de la part du professeur Jem Bendell, le 27 juillet 2018.
Cher professeur Adams,
C’est une situation étrange dans laquelle je me trouve en tant qu’auteur, mais j’éprouve de la compassion pour quiconque lisant mon article « Adaptation radicale » sur l’inévitabilité d’un effondrement social imminent dû au chaos climatique ! Je suis particulièrement
reconnaissant à tous ceux qui prennent le temps de l’analyser en profondeur et de me faire part de leurs commentaires. Je vous suis donc reconnaissant d’avoir pris les dispositions nécessaires à cette fin, et ma gratitude va aussi aux examinateurs, pour m’avoir fait part de leurs commentaires. Certaines remarques, en particulier des conseils pour une meilleure introduction, ont été utiles. Toutefois, je ne suis pas en mesure de traiter leurs principales demandes de révision, car elles sont, je crois, soit impossibles, soit inappropriées, comme je vais tenter de l’expliquer.
Je suis d’accord avec le professeur Rob Gray : « L’exploration constante par la revue de perspectives nouvelles et stimulantes sur la façon dont la responsabilité et la durabilité pourraient s’exercer dans les organisations en fait une source stimulante d’articles, d’expériences et d’idées. » C’est pourquoi ce fut un plaisir pour moi d’être le rédacteur invité d’un numéro l’an dernier, et d’avoir pu apporter des points de vue critiques sur le leadership à ses lecteurs. Cependant, le sujet de l’effondrement inévitable dû au changement climatique est si difficile que le manque de soutien de la part des examinateurs anonymes n’est pas surprenant.
J’aurais eu de la difficulté à trouver la motivation d’entreprendre une réécriture complète, étant donnée la conclusion de mon article — que la prémisse du domaine de l’ « entreprise durable », que représente la revue, n’est plus valide. En effet, les hypothèses de progrès et de stabilité qui nous amènent à rester au sein du domaine universitaire des recherches en gestion sont désormais, elles aussi, remises en cause.
Le premier examinateur a demandé « à quel(s) domaine(s) scientifique(s) cet article contribue-t-il réellement ? », et a déclaré que « la question de recherche, ou la lacune que vous avez l’intention d’aborder, doit être tirée de la bibliographie ». Il a poursuivi : « Pour participer à la conversation, vous devez être au courant de l’état de la conversation dans ce domaine, ce qui peut être identifié en examinant les articles pertinents et récents publiés dans ces revues ». C’est effectivement la norme que j’utilise avec mes élèves, et c’était à la fois amusant et agaçant de lire ces commentaires après avoir publié des dizaines d’articles dans des revues scientifiques à comités de lecture au cours des vingt dernières années. Le problème que posent ces directives, c’est que l’article remet en question les fondements même du domaine et qu’il n’y a pas d’autres articles qui explorent ou acceptent la même prémisse. Par exemple, il n’y a pas d’articles dans SAMPJ ou dans Organisation and Environment qui explorent les implications commerciales ou politiques d’un effondrement inévitable et imminent dû à la catastrophe environnementale (y compris ceux qui mentionnent ou traitent de l’adaptation climatique). Ce n’est pas surprenant, car les données n’étaient pas très concluantes jusqu’à ces dernières années.
Il est donc surprenant que d’après le premier examinateur, « le document ne contient pas d’informations nouvelles ou significatives. Le document réitère ce qui a déjà été dit par de nombreuses études. » L’examinateur laisse donc entendre que le document traite des changements climatiques comme d’un problème conséquent. Mais l’article ne dit pas ça. Il dit que nous sommes confrontés à une situation insoluble et à une immense tragédie. Quand cet examinateur juge qu’« aucune contribution claire ne peut être tirée de l’article », je me demande si c’est de l’aveuglement volontaire, car ce que dit l’article est que les présupposés même du domaine de recherche sont maintenant intenables.
Pour certains passages, j’ai tenté d’éviter le style émotionnellement neutre dans lequel est présenté la recherche scientifique. Par exemple, lorsque je m’adresse directement au lecteur au sujet des implications de l’analyse en ce qui concerne la probabilité d’une famine et d’une insécurité qui l’affecteraient personnellement. J’explique dans le texte pourquoi je m’exprime de cette façon, et je montre que la situation à laquelle nous sommes confrontés nous incline à essayer de communiquer via les émotions, bien que ce ne soit pas typique dans certaines revues. L’analyste commente : « Le langage utilisé n’est pas approprié pour un article savant. »
Selon le deuxième examinateur, le document peut être résumé ainsi : « une introduction de l’adaptation radicale en tant que réponse efficace au changement climatique. » Cela suggère à mon sens un malentendu fondamental, malgré le fait que les choses soient clairement énoncées dans l’ensemble du document. Il n’y a pas de réponse « efficace. » Le même analyste écrit également : « Je ne suis pas sûr que la présentation détaillée des données climatiques soutienne l’argument central du document de manière significative. » Pourtant, le résumé de l’état de la recherche scientifique est au cœur du document, car tout découle de la conclusion de cette analyse. Notez que la science que je résume porte sur ce qui se passe en ce moment, plutôt que sur des modèles ou des théories de systèmes adaptatifs complexes que l’examinateur aurait préféré.
Un commentaire de ce deuxième examinateur vaut la peine d’être cité textuellement :
« Les auteurs [sic] soulignent à maintes reprises que “l’effondrement de la société induit par le climat est maintenant inévitable,” comme s’il s’agissait d’un fait… Je me suis demandé quelles seraient les implications sociales de présenter un scénario pour l’avenir comme une réalité inévitable, et quelle serait la responsabilité de la recherche dans la communication des scénarios du changement climatique et des stratégies d’adaptation. Comme le soulignent les auteurs, le déni est une réaction émotionnelle fréquente face à des situations perçues comme menaçantes et inévitables, ce qui mène à un sentiment d’impuissance, d’inadéquation et de désespoir et, en fin de compte, à un désengagement vis-à-vis du problème… »
C’est une perspective que j’examine en détail dans le présent document, car elle permet le déni. Elle reflète l’attitude hiérarchique autodestructrice à l’égard de la société qu’ont beaucoup d’entre nous, dans le monde universitaire comme dans celui de la durabilité, et qui nous pousse à censurer notre propre exploration d’un sujet en raison de ce que nous estimons devoir ou non être communiqué. Il existe à la fois des connaissances et des données empiriques sur l’impact de la communication concernant les catastrophes, et j’en discute dans le document.
Le traumatisme causé par l’évaluation de notre situation en matière de changements climatiques m’a amené à prendre conscience de certaines de mes préoccupations et tactiques passées et à les abandonner. Je réalise qu’il est temps d’accepter pleinement ma vérité telle que je la perçois, même si elle est partiellement formée et non encore polie pour une articulation plus large. Je sais que l’exercice académique suppose autant le processus d’emballer (wrapping up) la vérité que celui de la révéler. Nous enveloppons la vérité dans des disciplines, dans des méthodologies distinctes, loin du corps, loin de l’intuition, loin du collectif, loin du quotidien. Donc, comme c’est ma vérité, je souhaite agir en conséquence, et ne pas dissimuler cette analyse en l’échange d’un quelconque respect académique. Au lieu de cela, je veux la partager dès maintenant, comme un outil pour changer la qualité des conversations auxquelles j’ai besoin de participer.
Par conséquent, j’ai décidé de le publier simplement en tant que rapport de recherche de l’IFLAS.
Le processus m’a aidé à réaliser que je dois abandonner des activités qui ne me passionnent plus, dans ce que je vis comme un contexte radicalement nouveau. Je dois donc prendre du recul par rapport à l’équipe éditoriale de la revue. Merci de m’avoir impliqué, et félicitations d’être maintenant dans le top dix des revues d’affaires, de gestion et de comptabilité.
Veuillez transmettre mes remerciements aux examinateurs. Sur mon site ( www.jembendell.com), je vais présenter des liens vers des articles, des podcasts, des vidéos et des réseaux sociaux qui aident d’ores et déjà les gens à explorer et à faire face à un effondrement imminent (et même à l’extinction). Cela pourrait les intéresser.
Sincèrement, Jem Bendell